Cette vaste question a été posée lundi soir au Théâtre du Rond Point à une table ronde composée à part égale de ceux qui font la critique et de ceux qui la subissent. En présence, Fabienne Bascaud et Michel Abescat, respectivement directrice de la rédaction et rédacteur en chef à Télérama, le critique littéraire du Monde et essayiste Pierre Assouline, le brillant critique et auteur François Bégaudeau, Le réalisateur Christophe Honoré, le fougueux directeur du théâtre du Rond Point Jean-Michel Ribes et Christophe Kantcheff.
Impossible de rendre compte ici de la totalité des trois heures de débat, d’autant plus que la prise de notes dans le noir n’est pas une mince affaire. Ce qui va ressortir ici sera donc parcellaire et guidé par même propres digressions. A quoi sert la critique, son indépendance, son autorité, autant de thèmes – ou de présupposés – qui ont été abordés à bâton rompu.

La critique rend l’art public

Une chose ressort de cette table plus longue que ronde : les artistes ont besoin de la critique, en grande partie pour se faire connaître, pour tenter de contrebalancer les circuits de diffusion de masse, pour être un média, une interface entre eux et leur public ; pour d’autres, l’importance accordée au critique est plus grande et ils attendent de lui un travail de fond sur leur travail, une véritable introspection, afin de les faire progresser, de les faire «s’augmenter ». Miroir, mon beau miroir…

Smiley, vous êtes évalués

On va vers une critique d’évaluation rapide, avec de moins en moins d’espace pour l’argument, à l’image des cœurs, étoiles et smileys, qui n’étaient l’apanage que des magazines populaires il y a encore peu de temps. Il faut dire que la culture ne fait pas vendre. Pourtant l’accroissement exponentiel des spectacles, des parutions, des expositions, des concerts laisse penser le contraire : cette floraison de phénomènes culturels n’est pas simplement due à la conjonction d’une hausse du chômage et d’une trop grande quantité de jeunes formés aux arts. Il suffit d’essayer d’aller au grand palais un dimanche après-midi pour s’en rendre compte. Il doit bien y avoir un marché puisqu’il fait vivre des revues et magazines qui font exister cahin-caha la critique. Mais admettre qu’il y a de l’argent, même peu, cela signifierait aussi qu’il faudrait payer les stagiaires, ne plus négocier les cachets, aller vers la location plutôt que vers le prêt et payer les critiques. Et l’argent amène la question de l’indépendance.

Libre et influençable

La liberté, comme l’a formulé Hannah Arendt, est ce qui permet la différenciation entre l’artiste et l’artisan, entre le producteur et le créateur, pourtant ce même artiste a toujours vécu de commandes. Au niveau de la critique, elle pourrait être vue comme une contrainte et un ressort à la créativité comme l’a montré l’Oulipo. Mais la question de l’indépendance du critique a surtout été abordée du point de vu de sa connivence d’avec l’artiste. Le critique est, je l’espère et avant tout, une plaque sensible. L’histoire de la critique nous rapporte bien qu’il a existé des critiques de chapelles, comme celles faites par et sur les surréalistes. Mais, avec du recul, on s’aperçoit aisément que la «critique des poètes», telle que la nommait André Salmon, d’un Desnos, d’un Cocteau, d’un Eluard, d’un Aragon ou d’un Apollinaire et qui traitait des avant-gardes du début du 20ème siècle, sonne plus juste et va plus loin dans ses ellipses et ses voltes oratoires que n’importe quel partisan d’une critique plus raisonnée n’a su le faire depuis. Voilà pourquoi je ne pense pas que l’indépendance soit une entrave ou une question. Comme en art, seule la liberté compte, et elle s’exerce essentiellement dans le choix du sujet, qui n’est pas refusé par les rédactions s’il est bien traité.

Vers une cybercritique

Un point, qui me semble primordial, a pourtant été très peu abordé : il s’agit de la place du net et des pratiques de blogueurs qui semble prendre le pas sur la critique plus traditionnelle. Pour certains déjà habitués à l’écriture d’information, rapide et concise, elle n’existe pas ; seul le média change. Mais c’est refuser que ce média est aussi un médium, qui influence l’écriture, le style, qui n’est lu que s’il apparaît authentique, donc spontané et indépendant, et qui est violemment rejeté s’il ressemble un tant soi peu à de la publicité ou, par amalgame, à de la communication. L’écriture doit donc être beaucoup plus spontanée que dans un article de presse – preuve en est la place du JE, qui est de rigueur. Ce mouvement qui va très vite rappelle la toute première critique, celle des échotiers qu’Albert Thibaudet nommait «critique spontanée». Nous ne conservons que peu de traces de cette vox populi (assez dorée quand même car elle émanait d’une élite d’amateurs éclairés) si ce ne sont les jugements plus distanciés d’illustres représentants au 17ème siècle comme Mme de Sévigné, et au 18ème siècle, comme Rivarol, Joubert et Grimm. Peut-être l’archivage du net engagé par la Bibliothèque Nationale permettra-t-il à de futurs chercheurs d’exhumer des billets qui auront une valeur certainement plus sociologique que littéraire, mais qui demeureront intéressants à plus d’un égard.
La véritable question à se poser aujourd’hui ressortirait plutôt de ce constat et de la capacité de la critique à s’adapter aux nouveaux médias avant qu’ils ne se fassent sans elle.

Dernière publication : Juger l’art?, dir. Christophe Genin, Claire Leroux et Agnès Lontrade, Paris: Publications de la Sorbonne. 2009